Acte unique, scène unique

Il est 6h du matin (les poules chantent, le soleil ne devrait plus tarder...)
La scène se déroule de Chau Doc à Ha Tien (ville de départ en bateau pour Phu Quoc...) le long de la frontière cambodgienne.
A l'instar d'un huis clos, les protagonistes prennent place dans un minibus de 20 places (enfin, 20 selon la police, et 30 selon les syndicats... car il faut compter les strapontins et les enfants de moins de 15 ans peuvent voyager sur les genoux des parents, demi-tarif quand même...) avec air conditionné (lève-vitre manuel), repose-pieds (bagages posés sur le sol) et musique douce (bla bla vietnamien continu).

Plusieurs origines et de tous âges...
On y croise des touristes en manque d'aventure et à la recherche du frisson asiatique (des paumés semble-t-il), des familles vietnamiennes (parents et enfants, la moyenne ne semble guère dépasser 2...) rendant visite à Papy/Mamy et quelques autres locaux voyageant seuls (une vieille dame, une plus jeune et encore 2 femmes, qui a priori ne se connaissaient pas, et qui pourtant ont su conjuguer leurs impressions sur la météo pendant plusieurs heures...).
A tout ce petit monde, est-il nécessaire de préciser qu'il faut y ajouter le chauffeur, un homme robuste d'une quarantaine d'années, et la contrôleuse, une femme aussi dynamique que sa voix est directive...

La scène ne saurait être complète sans une description de ce théâtre ambulant.
Les sacs sont passés de main à la main au chauffeur montés sur le toit puis ficelés. Tiendront-ils ?
C'est tout le mal qu'on leur souhaite...
La galerie chargée, il faut maintenant remplir les allées et les dessous de sièges...
Petit à petit, les paquets glissent sur le sol et zigzaguent entre les pieds...
Des légumes en vrac (par dizaines de kilos), des sacs pleins d'herbes en tout genre (du liseron d'eau, des épinards d'eau? ...que dire? C'est vert et ça ressemble à de l'herbe. Ca doit bien se manger... tout se mange ici!), des colis énormes emballés dans du plastique noir (4 énormes colis... Poussez et tassez ! Faut que ça rentre...), d'autres sacs et encore des sacs...
Le minibus gris est maintenant prêt à partir.
En route vers Ha Tien...

La vitesse de croisière est vite atteinte. Le chauffeur est un habitué des lieux !
A tombeau ouvert, nos héros du jour plongent maintenant dans les petits villages du sud ouest du Vietnam.
Partagés entre la vue de gauche des maisons de tôle qui défilent, à une vitesse effrénée, et celle de droite qui suit calmement le Mékong et son cours tranquille,
A droite
Majestueux fleuve asiatique qui borde des rizières aux couleurs infiniment vertes... (pourtant en hiver et donc en saison sèche, l'eau semble ne pas manquer ici...).
Et un peu plus loin, au fond de la carte postale, c'est le Cambodge. Ici, le Vietnam, plat pays dans cette région, jalouse les reliefs de son voisin.
A gauche
Les villages se succèdent et l'atmosphère tourne. La civilisation se dissémine. La végétation semble reprendre le dessus. Les bananiers et les cocotiers sont partout.
Des odeurs de bois brûlé, proches de celles de l'encens si particulières aux temples bouddhistes, remplissent l'air et secouent les sens... Une odeur persistante qui me rappelle ces bâtons d'herbes spéciales que mon oncle, acupuncteur, utilisait pour soigner...

La vie continue de filer sous nos yeux.
Étonnamment, très peu d'élevages... surtout des rizières...
Les quelques bêtes entrevues sont décarnées et laissées à leur sort dans de petits enclos (peu d'herbes, mais que mangent-elles?).
Les rizières priment sur les champs.
Le riz avant la viande...

Le chauffeur vient de klaxonner pour la 1000ème fois...
Assourdissant, le couinement de notre bétaillère effraie les 2 roues et les écartent à son passage.
Mais cette fois-ci, ce n'est pas la loi de la jungle qui a dicté son geste...
La "contrôleuse" ouvre la porte et, une fois le minibus arrêté, fait monter une vielle dame, 80 ans et probablement quelques lunes, et ses quelques sacs... des vêtements ?
Elle s'installe sur le strapontin à côté de moi... et étend ses jambes sur les colis posés dans l'allée... J'ai presque honte de ne pas lui céder ma place mais elle trouve vite ses aises et même un certain confort ! Je lui souris, elle me sourit...
3 heures de trajet dans ces conditions versus 30 minutes de RER... Notre exigence ne serait-elle pas un peu surdimensionnée? Sommes nous encore capables de faire la part de l'essentiel et du reste ?
Bref, elle négocie le prix de son billet... J'ai comme l'impression qu'elle a payé beaucoup moins que nous... et malgré son âge, elle tient tête à la contrôleuse pour tirer le montant vers le bas... Elle n'aura pas gain de cause... Elle tire une liasse de billets de sa poche et sort une coupure de 10000 dongs. Elle voyagera donc pour 60000 dongs... Durs en affaires ces Vietnamiens !

Nous sommes maintenant à mi-chemin.
Derrière moi, une petite fille me regarde écrire sur mon carnet.
Elle paraît fascinée. Pourtant, mes pattes de mouche, dont le vol est très perturbé par les soubresauts de notre vaisseau, sont illisibles. Et alors? Ces incompréhensibles hiéroglyphes sont une ouverture sur un monde qu'elle connaît encore peu... J'essaye alors de m'appliquer...en vain.
Son frère assis à sa droite reste imperturbable, bercé par le voyage.
Quelques rangs devant nous, c'est aussi une petite fille, de 3 ou 4 ans qui attire notre attention.
Son bob "Hello Kitty" dépasse du fauteuil de sa mère qui la porte...
Elle reste sage. Comme son frère, lui aussi assis sur les genoux de son père.
Quel calme...
Les quelques touristes dorment. Dommage pour eux, le paysage offre un spectacle aussi bon qu'un rêve...
Il y a pourtant de l'animation dans boîte à sardines...
Nos 2 voisines assises devant nous ne cessent de parler. De quoi ? Certainement du coût de la vie... ou de la météo... ou de ces touristes... mais que viennent-ils faire ici ???
Ma voisine sur le strapontin reçoit un appel. Elle n'a pas la voix de son âge... Était-elle chanteuse autrefois ?
Sur ma droite, quelques sièges en avant, la jeune fille pianote sur son téléphone.
"Maman, j'arrive bientôt. Seras-tu là pour me récupérer?" ou alors "Cher Thuong, j'ai hâte de te retrouver pour les fêtes du Têt. J'espère que nous pourrons nous voir..." 
...
Et cette odeur de bois brûlé qui revient...
A mon tour, mon imagination se met en route et je sens mon attention baisser...
Il me semble m'assoupir mais je ne sais plus.
Les images flottent et les sons résonnent.
L'appel de l'assoupissement se fait plus fort...
...

Lorsque je rouvre les yeux. La mer est là.
J'ai dormi... mais j'ai toujours cette incroyable odeur en mémoire...
D'où vient-elle? Je ne sais plus.
Le temps de quelques heures, le Mékong nous a captivé comme ses habitants.
Doux et calme en apparence, ils n'en demeurent pas moins vifs.
Tel leur fleuve, cette force tranquille qui coule en ces lieux, tel leur sang qui coule dans leurs veines...